Que dit-on de l’Homme ?
On répond spontanément à cette question qu’il est à la fois un animal
comme les autres et unique en son genre. Le seul à se tenir debout,
capacité considérée par la philosophie comme le point d’ancrage de la
conscience. Le seul à avoir développé des mains préhensiles, un grand
cerveau, un gosier apte au langage.
Le seul capable de transmettre de l’information sous forme de représentations. Le seul capable
d’imaginer et de prévoir (est-ce si sûr ?). Le seul capable de dominer
la nature. Le seul doté du rire (mais les chimpanzés rient et se
moquent). Le seul capable de ressentir l’injustice dès le plus jeune âge
(mais on commence à en douter). Le seul capable de perversion, disent
les psychanalystes. Le seul dont la néoténie (1) est un handicap mortel sur une longue durée…A
ces caractéristiques et à d’autres que nous pouvons subsumer sous
l’idée de conscience (de soi, des autres, du monde), j’en ajoute
volontiers une nouvelle, qui me paraît à la fois irréductible et
condensant en un point précis l’ensemble de ces différences: l’Homme est
la seule espèce où les mâles tuent les femelles de leur espèce.
On
objectera qu’il arrive que des animaux tuent des bébés au sein. C’est
le cas de mâles qui ont éliminé un rival dominant ; mais il s’agit alors
d’un comportement pour rendre les femelles réceptives, car
l’allaitement empêche l’œstrus. Les animaux connaissent certes des
hiérarchies et se livrent à des combats, mais pas entre mâles et
femelles, et les mâles ne battent délibérément ni ne tuent les femelles
de leur groupe. Ce qui signifie que le comportement d’agression des
hommes à l’égard des femmes n’est pas un effet de la nature animale et
féroce de l’Homme, mais de ce qui fait sa différence, qu’on l’appelle
conscience, intelligence ou culture.
C’est parce que l’Homme pense, érige des systèmes de pensée
intelligibles et transmissibles, qu’il a construit le système validant
la violence jusqu’au meurtre à l’égard des femelles de son espèce, qu’il
le légitime et continue de le transmettre. L’Homme est donc, certes,
doué de raison, mais c’est justement cette capacité qui le conduit à
avoir un comportement déraisonnable. Les femelles ne sont pas tuées par
leurs congénères dans les autres espèces, vraisemblablement en raison du
gaspillage en termes d’évolution que ce comportement implique. Les
mâles sont facilement remplaçables, ne serait-ce qu’en raison de la
surabondance de leur production spermatique, alors que les femelles
voient le rythme de leur vie génésique ponctué par les temps d’arrêt de la gestation et de l’allaitement.On
voit poindre ici, sur ce sujet de la violence meurtrière des hommes, la
question rebattue de la nature et de la culture, dont l’anthropologie
contemporaine montre désormais que la frontière entre les deux n’est pas
aussi claire qu’elle pouvait le paraître à Claude Lévi-Strauss. Ce
n’est pas une «nature» animale de l’Homme qui fonde la violence des
représentants d’un sexe sur l’autre, et on ne peut en déduire
l’existence d’une «nature» masculine violente, jalouse et possessive, ni
d’une «nature» féminine douce, acceptante et soumise. Un modèle mental a été élaboré dans les temps lointains du paléolithique par Homo sapiens qui a tiré parti, dans la jeunesse de ses observations, des faits physiologiques qu’il relevait et de la nécessité de leur conférer un sens.
Pourquoi, alors
qu’il y a toujours deux sexes dans chaque espèce, seul le sexe féminin
est-il capable de reproduire charnellement l’un et l’autre ? Mais
pourquoi ne le peut-il qu’après des rapports sexuels avec un mâle ? La
réponse unique à ces questions a été que les mâles mettent les enfants
dans les femelles, qui deviennent ainsi une ressource nécessaire afin
qu’ils se reproduisent. La néoténie de l’espèce et la dépendance des
nourrissons fait partie de cet engrenage.
Ce modèle explicatif, construit par l’esprit humain en des temps qui ignoraient la génétique, a connu un
succès fantastique. Il s’accompagne de conséquences parfois extrêmes?:
l’assignation des femmes à la maternité, puis au domestique, par des
moyens plus ou moins contraignants (la privation d’user librement de son
corps, d’accéder au savoir, aux situations de pouvoir, la
condescendance et le mépris…). Il s’accompagne aussi de l’appropriation
par des hommes particuliers des capacités de femmes particulières et de
la volonté de jouissance exclusive de ces capacités sexuelles,
procréatives ou productives, et donc aussi du droit à la contrainte qui
va jusqu’au meurtre.
C’est parce que l’Homme est un produit de la culture
que, seul parmi les espèces animales, il pense avoir le droit de frapper
ou de tuer des femmes dont il pense qu’elles sont à sa disposition.
Mais c’est aussi, puisqu’il ne s’agit pas d’une «nature» contraignante
de l’Homme, une raison de croire en la possibilité d’un bouleversement
radical de ces représentations archaïques infondées parvenues jusqu'à
nous.
sur une proposition de Rachel Mulot
Retrouvez cet article dans le numéro Hors-Série de Sciences et Avenir «Qu’est-ce que l’Homme? : 100 scientifiques répondent»; n°169 (janvier-février 2012), toujours en kiosque.
A lire également les contributions du sociologue Eric Fassin, de l'anthropologue Sarah Blaffer-Hrdy, de la biologiste Anne Fausto-Sterling (spécialiste du genre) ou encore de la neurobiologiste Catherine Vincent.
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